Against the State

Sanaa, Yemen
Mariupol, Ukraine

Tahar Ben Jelloun, Leaving Tangier

Cher pays (oui, il faut dire « cher pays », le roi dit bien « mon cher peuple »),

Aujourd’hui est un grand jour pour moi, j’ai enfin la possibilité, la chance de m’en aller, de te quitter, de ne plus respirer ton air, de ne plus subir les vexations et humiliations de ta police, je pars, le c?ur ouvert, le regard fixé sur l’horizon, fixé sur l’avenir ; je ne sais pas exactement ce que je vais faire, tout ce que je sais, c’est que je suis pr?t ? changer, pr?t ? vivre libre, ? ?tre utile, ? entreprendre des choses qui feront de moi un homme debout, un homme qui n’a plus peur, qui n’attend pas que sa s?ur lui file quelques billets pour sortir, acheter des cigarettes, un homme qui n’aura plus jamais affaire ? Al Afia, le truand, le salaud qui trafique et corrompt, qui ne sera plus le rabatteur d’El Haj, ce vieillard sénile qui tripote les filles sans coucher avec elles, qui ne fera plus petits boulots, qui n’aura plus besoin de montrer son diplôme pour dire qu’il ne sert ? rien, je m’en vais, mon cher pays, je traverse la fronti?re, je me dirige vers d’autres lieux muni d’un contrat de travail, je // vais enfin gagner ma vie, ma terre n’a pas été clémente, ni avec moi ni avec beaucoup de jeunes de ma génération, nous croyons que les études nous ouvriraient des portes, que le Maroc en finirait avec les privil?ges, avec l’arbitraire, mais tout le monde nous a l?chés, il a donc fallu se débrouiller, faire n’importe quoi pour arriver ? s’en sortir, certains ont frappé ? la bonne porte, ont été pr?ts ? tout accepter, d’autres ont d? au contraire se battre…

Mais, cher pays,

Je ne quitte pas définitivement, tu me pr?tes seulement aux Espagnols, nos voisins, nos amis. Nous les connaissons bien, longtemps ils ont été aussi pauvres que nous, et puis un jour, Franco est mort, la démocratie est arrivée, suivie de la prospérité et de la liberté. J’ai appris tout cela ? la terrasse des cafés, c’est cet endroit que nous autres Marocains avons choisi pour scruter sans tr?ve les côtés espagnoles et réciter en ch?ur l’histoire de ce beau pays. Nous avons fini par entendre des voix, persuadés qu’? force de fixer les côtés une sir?ne ou un ange aurait pitié de nous et viendrait nous prendre par la main pour nous faire traverser le détroit. La folie lentement nous guettait. C’est comme ca que le petit Rachid s’est retrouvé interné ? l’hôpital psychiatrique de Beni Makada. Personne ne savait de quel mal il souffrait, il ne répétait plus qu’un seul mot, « Spania », et refusait de s’alimenter, espérant // devenir assez léger pour s’envoler sur les ailes de l’ange !

O mon pays, ma volonté contrarié, mon désir br?lé, mon regret principal ! Tu gardes aupr?s de toi ma m?re, ma s?ur et quelques amis, tu es mon soleil et ma tristesse, je te les confie car je reviendrais et veux les retrouver en bonne santé, surtout ma petite famille, mais débarrasse-nous de ces voyous qui te saignent parce qu’ils trouvent des protection l? o? ils devraient rencontrer justice et la prison, débarrasse-nous des ces brutes qui ne connaissent la loi que pour la détourner, rien ne les arr?te, « l’argent, comme dit ma m?re, donne du sucre aux choses am?res » !

Je en suis pas un type tr?s moral, je suis loin d’?tre parfait, ni absolument correct, je ne suis qu’une miette dans ce festin o? les convives sont toujours les m?mes, o? le pauvre sera toujours suspect, et sa pauvreté un délit, une faute. « L’argent est l?, mon vieux, il suffit de le prendre, me répétait souvent Al Afia. Pour ne plus ?tre pauvre, tu n’as qu’? le décider ! »

J’ai été tenté moi aussi de faire comme les autres, une main pourtant, la main de ma m?re, la main de mon p?re que j’ai peu connu, n’ont remis sur le droit chemin. Merci ? eux, merci de ne pas avoir choisi la facilité.

Mais je dois m’arr?ter ici d’écrire, j’ai sommeil. Je m’imagine dans l’avion. Je n’ai pas peur, je suis excité, curieux, cher pays, de te // voir d’en haut, j’esp?re que le pilote aura la bonne idée de survoler, juste pour moi, Tanger pour que je lui dise au revoir, pour que je devine qui est dans cette cabane qu’on voit de loin, qui souffre entre ces murs fissurés, qui vit dans ce bidonville et combien de temps encore cette mis?re sera supportable »